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Foto del escritorEl Galeón Gaceta Literaria

Vingt Euros

Autor: Jeanne Thomas*


—Hein... ?

J’avais levé les yeux de mon carnet, mon crayon en l’air, le regard à présent fixé sur le tableau blanc couvert de graffitis — c'était tout juste si les prix des boissons et snacks vendus au foyer étaient visibles. Sous un petit fan art d’Edward, de Fullmetal Alchemist, que j'avais fait la semaine dernière, quelqu'un avait écrit : JE DONNE 20€ À LA PERSONNE QUI A DESSINÉ ÇA !

Comment n’avais-je pas remarqué cela plus tôt ?


Sarah, assise face à moi derrière le comptoir, se retourna pour jeter un œil à l’inscription.

—Ah, ça ? dit-t-elle. Je pense que c'est un autre gérant qui a dû écrire ça une fois où je n’étais pas là... Mais je ne reconnais pas son écriture.

—Et...tu penses qu’il disait ça sérieusement ? m’exclamai-je. Parce que, franchement, qui, ici, me donnerait vraiment vingt euros pour un dessin ?

Mon amie me jaugea silencieusement, avant de secouer la tête et de me donner une petite tape sur le front, ses yeux pétillant derrière ses larges lunettes rondes.


Sarah et moi nous connaissions depuis la seconde ; on était dans le même groupe de latin, bien que dans des classes différentes. Dans ce lycée où je n’avais jamais vraiment réussi à m’intégrer, elle était probablement la seule personne avec qui j’étais restée en contact pendant le confinement, et surtout, avec qui je me sentais moi-même. Et elle ne manquait pas une seule occasion de m’encourager, à mon plus grand embarras.

—Qu’il soit sérieux ou pas, tu dessines quand même super bien, répondit-t-elle, en ramenant ses cheveux tressés en arrière. Et tu sais très bien que je te paierais pour un dessin.

—Mais…, commençai-je, mal assurée, refusant de la croire mais ne sachant comment la contrecarrer.

—Tut tut tut, pas de dépréciation ici. Et, Lucie… quand est-ce que tu me fais une illu de Lexa ? me demanda-t-elle, les mains jointes et le regard brillant, son masque en tissu rose mettant étonnamment en valeur ses yeux verts. (Lexa était un des personnages que Sarah avait créés dans l’univers du jeu vidéo Kingdom Hearts. Elle m’en parlait tout le temps.)

—Sarah…

Ça y est, elle venait de me mettre la pression. D’accord, je n’allais pas mentir— je sentais que ses compliments et son enthousiasme me faisaient peu à peu gagner confiance en moi, et je dessinais plus souvent en public, que ce soit dans mon carnet, ou occasionnellement sur le tableau du foyer quand j’oubliais mes affaires et que je m’ennuyais.

Mais… Je ne croyais pas que mes dessins étaient si bien que cela. Déjà, à moins qu’ils ne soient inspirés de personnages déjà existants, ils n’étaient jamais achevés. Je les exécutais toujours machinalement, sans vraiment réfléchir à ce que je faisais. Pour expurger des émotions, me calmer, ou me concentrer en classe.

Je n’avais aucune vision. Détestais les cours d’arts plastiques au collège, alors que ma prof ne cessait de louer mon potentiel (et regrettait que je fasse du hors-sujet). Tenais mes crayons trop serrés. Me mettais de l’encre plein les doigts. Renversais constamment la peinture sur ma feuille.

Bref, vous voyez le tableau (ha !).

Horrible. Et je ne m’étais jamais améliorée.


—Ah, c'est Orane qui est passée !

Avant que je ne puisse formuler une réponse, la tête rousse de Philomène, qui était en cours de spé littérature avec nous, venait de s’interposer dans notre champ de vision.

—Sous le dessin de Lucie, continua-t-elle. C'est Orane. Quand on faisait le ménage, jeudi dernier (elle croisa le regard de Sarah) — tu n’étais pas là —, elle l’a vu, et elle a laissé ce mot. C’était in-cro-yable. Je n’ai pas osé lui dire que c’était l’oeuvre de madame ici présente, par contre. (Elle me jeta un regard en coin.)

—Et...puis-je savoir qui est cette personne ? répondis-je, mal assurée.

—C’est une terminale, qui est devenue vice-présidente de l’association du foyer cette année, fit-elle en retirant son masque pour le changer, surprise par ma réaction. Je croyais qu’on t’avait déjà parlé d’elle…

—Elle est au stage cailloux, là, donc elle est absente cette semaine, ajouta Sarah. Si tu veux, Lucie, je lui fais un message pour lui dire que c'est toi ?

—Oh. J’avais oublié que le stage cailloux était cette semaine, murmurai-je, jouant nerveusement avec mon crayon, ne parvenant plus à retourner à mon croquis laissé en suspens. (Le stage cailloux était le surnom donné au voyage scolaire annuel effectué par les anciennes classes de terminale scientifique, maintenant élèves de spé SVT, dans les Alpes, où ils suivaient une formation en géologie.)


Je ne sus pas quoi ajouter. Sarah adorait prendre des initiatives aussi bien qu’elle aimait vous réclamer des choses, et ne vous laissait le temps de vous ajuster à ses propositions.

—Alors ? redemanda mon amie, face à mon silence.

Pas maintenant. S’il te plaît. Tu me connais mieux que ça.

—Je...Je ne sais pas, lâchai-je en dernier lieu. Je te dirai ça ce soir, d’accord ?

Je réalisai un instant trop tard que j’avais prononcé ces mots d’un ton sec, mais Sarah n’eut pas l’air de s’en formaliser. Je crois qu’elle ne s’apercevait pas que je n’étais pas encore tout à fait habituée à, disons... recevoir de l’attention.

Qu’elle tienne autant à me faire rencontrer cette fille, quoiqu’apparemment déjà considérée comme une célébrité lycéenne, me troublait. D’accord, peut-être qu’elle voulait simplement me présenter leur connaissance commune, à Philomène et à elle, mais… Sarah connaissait ma timidité maladive, qui avait été exacerbée par le confinement passé. Elle n’allait habituellement pas jusqu’à me pousser et à faire des plans pour me sortir de ma coquille de force.

Orane irait-elle me voir, chercherait-elle à être mon amie simplement parce que « je dessine super bien » ? Me jugerait-elle ? Le message sur le tableau ne semblait pas sérieux, presque moqueur. Et dans cet établissement, je n’avais que trop souvent fait l’expérience de personnes moqueuses, qui vous enfonçaient lorsque vous n’aviez pas tout de suite compris qu’elles se payaient votre tête.


Mon Dieu. J’étais vraiment, vraiment mal à l’aise dès qu’il s’agissait de m’ouvrir à de nouvelles personnes. Excepté sur Internet, me sentir perçue avait le don de me terrifier. Pourquoi avais-je laissé ce dessin ? A quoi pensais-je ?

Tandis que je me faisais des films pendant ce qui fut une éternité pour moi, mais une minute en vrai, la conversation reprit sur des banalités (Philomène venait de retrouver son masque de rechange dans son sac, et Sarah avait profité de l’instant de flottement survenu pour entamer une discussion au sujet du dernier cours que nous avions eu ensemble). Je ne l’écoutai que d’une oreille, avant d’en perdre le fil et de me remettre à griffonner dans mon carnet, essayant désespérément de ne pas me laisser emporter par mes pensées. Mais c’était raté ; je ne pouvais plus me sortir le message de la tête.

« JE DONNE 20€ À LA PERSONNE QUI A DESSINÉ ÇA ! »

Et puis quoi encore ? Une boîte de chocolats ?


Lorsque la cloche sonna, plusieurs groupes d’élèves s’engouffrèrent à leur tour à l’intérieur du foyer. C’était la deuxième heure de la pause de midi, et Philomène alla lancer, sans que je me rende compte qu’elle s’était levée, la playlist des gérants, diffusée sur l'enceinte posée derrière le comptoir. Au bout de quelques minutes, toutes les tables autour de nous furent prises, et je commençai à me sentir oppressée. Il fallait que j’aille prendre l’air.


Je fis signe à Sarah que je partais, avant de ranger mon carnet dans mon sac et de me diriger, presque automatiquement, vers la sortie. Dans le couloir, je tentai de me faufiler à travers le groupe d’élèves agglutinés autour de la machine à café, et me fis bousculer, des « Hey, fais gaffe ! » fusant dans mes oreilles.

Troublée, je trébuchai, me confondis en excuses, mais personne n’y prêta attention. C’était comme si j’étais tombée dans un océan, au milieu de remous dont j’essayais de me dépêtrer, en vain. Un garçon d’une tête de plus de moi me jeta un sourire mesquin, et j’entendis d’autres étudiants ricaner. Se moquaient-ils de moi ? Ce garçon était-il celui qui avait écrit sous mon dessin ? Après tout, Philomène aurait pu très bien nous mentir. Je savais qu’elle ne m’aimait pas trop, en début d’année, qu’il avait fallu qu’elle devienne amie avec Sarah pour qu’elle daigne m’adresser la parole—

Elle qui était toujours habillée de façon toujours si élégante et créative, avec des t-shirts qu’elle avait elle-même brodés, une veste en jean qu’elle avait peinte, aussi, et des jupes longues colorées, comme celle qu’elle portait aujourd’hui, tandis que moi—

Tu te fais encore des films. Ne reste pas bloquée là.

Pétrifiée, je finis par me remettre en mouvement, les oreilles bourdonnantes, avant de retrouver, telle une île miraculeuse, le silence et l’air froid de la cour de récréation. La porte enfin claquée derrière moi, je m’autorisai à pousser un soupir. J’étais de nouveau seule. Un mercredi midi ordinaire, somme toute, mes pensées néanmoins occupées par cette personne qui, apparemment, voulait me donner vingt euros—


Dehors, quelqu’un se tenait devant moi, les yeux ronds, une main gantée qui se tendait sûrement vers la porte figée dans l’air avant mon apparition. Une fille, à la frange blonde un peu trop longue qui lui brouillait le regard, l’air encore plus sonné que moi qui venait pourtant d’être poussée par une bande de malotrus. C’est elle qui balbutia la première :

—Oh…

Je restai muette. Elle secoua la tête, et reprit :

—Tu es l’amie de Philomène, non ?


—Et tout à coup, ce fut comme si je prenais pleinement conscience ce qui n’allait pas chez moi depuis le début de l’année.


J’étais bel et bien une bouillie, une soupe, un magma, un truc informe, fait de plein de pensées que je n'arrivais même pas à prononcer à voix haute, que je ne savais pas comment formuler—

Je ne disais rien à personne— ni à mes parents, ni à mon frère, ni à celle que je considérais ma seule amie (et qui n’était pas Philomène, contrairement à ce que cette fille croyait). J’avais toujours été déconnectée des autres, mais aussi, je le réalisai, de moi-même. Et mon niveau de pot aujourd’hui... C’était la fameuse Orane face à moi, n’est-ce pas ?

Quand on parle du loup...

(Pourquoi me reconnaîtrait-elle ? Philomène lui avait-elle dit que j’avais dessiné sur le tableau, contrairement à ce qu’elle nous avait affirmé ?)

Pourquoi sentais-je une bouffée d’une vive émotion s’emparer une seconde fois de moi, alors que je prenais conscience de la situation— comme si la frustration de la bousculade qui avait précédé ne m’avait rattrapée que maintenant ?


Lucie. Lucie. Lucie. Détends-toi.

Je pris une brusque inspiration, me rendant compte que je m’étais arrêtée de respirer l’espace d’un instant, avant de me reconcentrer vers mon interlocutrice, qui avait entre-temps enfoncé ses mains dans ses poches, sa posture brutalement raidie, et ses yeux rivés sur ses pieds chaussés de Doc Martens bleues.

La première question que je laissai échapper fut :

—Tu n’es pas au stage cailloux ?

—Hein ?

Elle leva ses yeux du sol, son regard à présent verrouillé dans le mien— avec ses cheveux, c’était tout juste si ses iris étaient visibles. Sous son long manteau, qu’elle n’avait pas fermé, on pouvait distinguer une robe bleue au col claudine, avec un imprimé fleurs assorti à son masque.

Je repris :

—C’est toi qui as, euh, laissé un mot sous mon dessin ? Parce que c’est… c’est moi qui ai dessiné le petit Ed la semaine dernière. Enfin, si tu es bien Orane !

Elle hocha abruptement la tête. « Je suis bien Orane », confirma-t-elle. « Et tu es Sarah ? Je t’ai déjà aperçue au foyer. »

Ah. Elle m’avait confondue avec la vraie amie de Philomène, donc.

—Je m’appelle Lucie, en fait. Et… (Je grimaçai, tentant de ne pas montrer l’intensité des sentiments qui me submergeaient par vagues — l’océan ne m’avait pas quittée, il me poursuivait toujours.) Tu étais sérieuse ?

—Sérieuse ?

—Quand tu disais que tu donnerais vingt euros à la personne qui avait dessiné ça.

Elle ne me donna pas immédiatement de réponse. J’eus l’impression d’être face à un miroir — elle s’était tue de la manière dont je m’étais tue, face à Sarah, comme si mes mots avaient déclenché un embarrassement encore plus grand que celui qu’elle avait manifesté face à mon arrivée. Mais si j’étais en train d’être happée par les profondeurs, elle, était en train de s’envoler, telle une grappe de ballons se détachant un par un.


Enfin, après une autre minute qui me sembla durer une éternité, et à ma grande surprise, elle se répandit en excuses.

—Je suis désolée ! Je suis sincèrement désolée. Oui, j’étais sérieuse… Mais c’était super gênant, ce que j’ai écrit, hein ? Je sais jamais comment donner des compliments, mais… d’accord, déjà, y avait le fait que j’ai reconnu Ed — c’est mon personnage d’anime préféré, toutes séries confondues —, il me fait penser à ma sœur. J’aime bien me dire que je suis comme son frère à lui dans l’histoire. Et puis, ta manière de dessiner, je ne sais pas comment dire… Elle m’a rappelé la mienne. (Elle regarda encore ses pieds.) Enfin, je sais pas si ça fait sens, je…

—Non, je crois que je vois ce que tu veux dire, fis-je, intriguée.


Son monologue avait eu l’étrange don de me rassurer. On était dans le même bateau, semblait-il, et pour quelqu’un impliqué dans la vie communautaire du lycée au point d’être vice-présidente du foyer, elle ne semblait pas particulièrement à l’aise dans les interactions avec les autres. Ou alors, c’était juste moi qui l’avais déstabilisée—


—Vraiment ?

Elle avait du mal à me croire.

Oh.

Je la jaugeai ; elle était vraiment un drôle de miroir. Je commençai à comprendre pourquoi Sarah voulait autant nous mettre en lien.

—Attends une seconde, lançai-je, ne pouvant plus tenir en place.

Je fis glisser mon sac de mon épaule, pour en extraire mon agenda dont j’arrachai précautionneusement une page, et y griffonnai mon numéro de téléphone. Elle s’en saisit timidement, et c’est là que je pus identifier la couleur de ses yeux— bleu-gris. Et que le trac me rattrapa.

Est-ce que j’étais sérieuse ? Est-ce que je saurais lui parler à l’avenir, à elle, à Sarah, à Philomène ? Comment le prendrait-elle ?


Interdite, incapable de m’expliquer, je repartis sans un mot.

Un mercredi ordinaire, somme toute, à l’exception d’un raz de marée, de ballons en hélium emportés dans le ciel, et la promesse de vingt euros.


*Jeanne est étudiante en lettres classiques à Sorbonne Université à Paris. Elle est sourde – utilisant la langue française parlée complétée –, et aime la littérature, le dessin, le cinéma d’animation et les chats. Lorsqu’elle n’est pas en train d’écrire, elle peut être trouvée en train de griffonner des croquis ou lire des manga, souvent sans son implant cochléaire (elle aime beaucoup le calme que le silence lui procure !). Vous pouvez la retrouver sur Instagram et Wattpad sous le nom d’utilisateur @jeannehaunted. « Vingt euros » est inspiré d’une anecdote qu’elle a vécu au lycée.
*Jeanne es estudiante de Literatura Clásica en la Universidad de la Sorbona de Paris. Es sorda – utiliza el francés hablado complementado con señales específicas – y le encantan la literatura, el diseño, el cinema de animación y los gatos. Cuando no escribe, se la puede encontrar dibujando bocetos o leyendo mangas, a menudo sin su implante coclear (¡disfruta mucho de la tranquilidad y paz que le da el silencio!). La pueden encontrar en Instagram y Wattpad bajo el nombre de usuario @jeannehaunted. “Vingt euros” se inspira en una anécdota que vivió en el liceo.

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